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Le carnet de route de Thibaud Damy : de la Charente-Maritime à Bordeaux

Publié le jeudi 8 mai 2025

Thibaud DAMY

Thibaud Damy

Créteil

Sous un soleil éclatant, je quitte Pons pour entamer les 33 kilomètres vers Mirambeau, accompagné désormais par une douleur lancinante de mon pied droit. Sur la route, les rencontres sont autant de haltes humanistes qui me ramènent à l'essentiel : Jean-Marc et Pierre, deux retraités amis d’enfance ; Catherine, une psychologue qui se ressource dans la marche ; et Vincent Pradeau, cardiologue bordelais très connu pour son engagement syndical venu à ma rencontre en milieu de journée. Pour lui, le voyage parcouru et le sujet nécessitaient cet accueil et cette participation à la marche. Je l’en remercie vivement. Nous partageons la même sensibilité et humanité. Avec Vincent, la discussion s’intensifie tout au long de la marche, difficile de tout résumé : nous évoquons la violence vécue par les équipes du SAMU dont sa femme, médecin urgentiste, tient un poste à responsabilité, les accidents marquants comme celui de Mirambeau en 1993 réapparaissent à nouveau et font écho à mes rencontres précédentes, mais aussi les suicides d’adolescents qui laissent une empreinte indélébile sur les familles, les amis et les soignants. Nos deux filles ont perdu ainsi une amie d'enfance. Nous marchons, portés par la nécessité de dire l’indicible. En fin de journée, Vincent doit repartir rapidement vers Bordeaux. Je poursuis seul, la ville de Mirambeau, grise et bruyante, me pèse comme ma douleur et mon sac... Fatigue physique et morale se mêlent dans une solitude urbaine polluée par le bruit et les pots d'échappement des camions incessants qui défilent un 1er mai pour aller je ne sais où.

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Au gîte, au petit matin, je découvre que Catherine la randonneuse est spécialisée en reconversion professionnelle des soignants. Elle utilise l’ACT (Acceptance and Commitment Therapy), s’appuyant sur les émotions souvent étouffées par notre système hospitalier. Une révélation : ce que l’on interdit aux soignants dans les murs de l’hôpital devient leur boussole pour se reconstruire ailleurs. Étrange coïncidence. L'interdit levé devient le chemin de la liberté retrouvée. Dans la matinée, je suis rejoint par Bertrand, Kévin et Caroline, amis Parisiens et Belges qui ont traversé la France pour partager eux aussi une journée de marche. Leur présence bienveillante est un baume. Avec eux, les douleurs physiques s’éclipsent un temps. Bertrand me confie l’histoire de son infarctus à 56 ans, comme son père avant lui. Un vécu familial lourd, transmis comme une fatalité. Je ressens que Bertrand est un survivant. Son père est mort à 66 ans. Il se sent en sursis et profite de chaque instant de la vie. Nous parlons burn-out de sa belle-fille cardiologue, toujours en arrêt et de son hérédité pesante qui se conjuguent en  trajectoires interrompues ou modifiées de patients et de soignants. La soirée, devant le coucher de soleil à Blaye, fait écho à tout cela : douce, fragile, précieuse.

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Depuis Blaye après une marche rapide matinale pour arriver à l’embarcadère, j’embarque sur le bac de la Gironde après avoir traversé le marché devant le fort Vauban, les vendeurs de fruits, de légumes, de plats préparés, de cannelés, les passants curieux, la traversée du fleuve… Tout semble me dire : la vie continue.

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Sur la rive opposée, je repars sur le GR vers le Médoc. Rapidement, la douleur reprend ses droits. Au bord d’une vigne en milieu de matinée, je suis obligé de m’arrêter et de faire une longue pause allongée par terre la tête sur mon sac. C’est là qu’Aurore apparaît. Silhouette fine, douce et bienveillante. Elle m’écoute, s'assoie à mon niveau, sa présence m’aide à repartir. On se lève et on poursuit notre chemin vers le même gîte que nous avons réservé par hasard. Elle adapte son pas au mien. Enseignante en SVT, mère de deux enfants dont deux sont lourdement touchés par la maladie, elle m’impressionne par sa résilience. Ensemble, nous marchons, parlons spiritualité, foi perdue, souffrances muettes. Elle partage la douleur des enseignants lors du suicide de l'ancienne collégienne amie de la fille de Vincent. Étrange coïncidence à nouveau. Nos trajectoires se croisent et se répondent. 

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Le soir venu, nous retrouvons Claude, un pèlerin québécois, dans un gîte tenu par les sœurs de la Miséricorde à Pian-Médoc. Partages, dialectes traduit par Aurore qui a vécu à  Québec, fous rires et complicités à  trois. La fraternité du Chemin est un soin puissant. Dimanche de repos, invités par les sœurs à leur couvent, qui m’autorisent de rester une journée de plus pour me réparer physiquement, je claudique jusqu’au couvent avec Aurore qui me confie cette phrase de médecin qu’elle n’oubliera jamais : « Ce n’est pas un cancer ». Elle croyait que son enfant était sauvé, sans savoir qu’il pouvait en développer une forme mortelle de la maladie,  comme son mari porteur de la même maladie héréditaire. Un glissement de sens, une parole lourde de conséquences. Deux de ses êtres les plus chers pouvaient décéder de cette maladie. Personne ne lui avait dit. Encore une fois, le poids des mots sur les cœurs de ceux qui soignent et de ceux qui espèrent. Aurore repartira ce jour-là. Claude aussi. Je reste seul en réflexion sur ces dernières rencontres et paroles.

Je reprends la route vers Bordeaux, plus lentement, plus prudemment. Je m’autorise un bus pour visiter une cousine ostéopathe pour économiser et remettre ma cheville en état. Les kilomètres sont comptés, mais l’intensité du voyage est intacte et ménager ma monture me semble capital pour aller au bout du périple. C’est ce que j’ai appris dans ce chemin. Prendre soin de soi pour prendre soin des autres. Lundi soir, j’arrive à destination à Pessac. Je loge chez mon neveu et son épouse, jeunes parents d’un petit Arthur qui prépare la relève. Ainsi les générations se succèdent et se laissent la place sur cette terre.

C’est au CHU Haut-Lévêque que se tient la réunion-débat. Autour de moi : le Pr Pierre Dos Santos, le Dr François Picard, des dizaines de soignants. Nous parlons de la mort. De celle qui frappe les enfants et les adultes en réanimation cardiaques. De celle qui bouleverse les familles. De celle qui hante les soignants. Pierre évoque les autopsies des nourrissons décédés de mort subite lorsqu’il était interne et dont il assurait le geste alors que les parents étaient derrière la porte. Impact maximal pour les soignants et les familles bien-sûr. Ma famille a vécu ce drame il y a environ 30 ans et le traumatisme est toujours présent. Karine, réanimatrice, partage l’intensité de son vécu. Une auxiliaire de puériculture témoigne des nuits où elle doit traduire aux familles la réalité de la mort à venir incomprise par les parents. L’émotion est palpable. La parole circule enfin. Elle libère, soigne, relie.

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Le soir, lors de la conférence publique à l’université de médecine de Bordeaux, les échanges avec les intervenants en sciences humaines et sociales prolongent cette prise de conscience collective. Les échanges sont intenses et profonds. Les multiples intervenants de sciences humaines et sociales invités par Pierre donnent le relief à cette marche. La prise de recul nécessaire. Le débat a lieu chargé en émotion. De mon côté mes amis et des membres de ma famille sont venus de loin et m’ont fait la surprise de leur présence. Le soir nous partageons un repas avec Pierre et François. François me témoigne de sa prise de conscience et de son interrogation : « Comment pouvons-nous être autant dans le déni de ce que nous vivons professionnellement ?»

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Soigner, c’est vivre avec la mort. Et il est urgent d’ouvrir un espace pour en parler. Du pas solitaire à la parole partagée, ce chemin vers Bordeaux a été un voyage intérieur, une expérience physique et spirituelle sur l’impact de la mort dans nos vies de soignants. Chaque rencontre a ravivé une blessure, chaque mot échangé a ouvert une voie de guérison. Ce carnet de route n’est pas un journal de bord. C’est un hommage aux vivants, aux survivants que nous sommes malgré tout.

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