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Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Pons

Publié le vendredi 2 mai 2025

Thibaud DAMY

Thibaud Damy

Créteil

"Quitter Poitiers, la ville aux cent clochers, c’est redescendre des hauteurs de Buxerolles vers le Clain, qui serpente silencieusement au pied de la ville. L’église Sainte-Radegonde, romane et intacte, m’ouvre ses pierres comme un livre ancien. La crypte, refuge du cercueil de la sainte, s’étale en grand sous l’autel mezzanine. Vue saisissante dès que l’on franchit la porte d’entrée. Les ruelles médiévales me mènent jusqu’à la magnifique cathédrale Saint-Pierre, puis à l’église Notre-Dame, en pleine mue sous les échafaudages.

Plus au sud, je m’échappe vers Fontaine-le-Comte et me perds avant de tomber sur une abbaye romane splendide, oubliée des circuits, mais pas du temps. Les champs de colza m’enveloppent bientôt, éclaboussés d’un jaune vif. Je dors à Marçay, chez Alain et Anne. Lui, ancien conservateur de la biodiversité, parle des arbres comme d’amis perdus. Il plante, conseille, résiste. Elle, discrète et douce, porte un lymphœdème du bras comme on porte une histoire. On parle pesticides, survie, McDonald’s qui remplace les auberges où il faisait bon de prendre le temps de bien manger, et de l’ironie d’un monde abandonné des services publics, où l’on installe des fast-foods avant des centres de santé. Je pense à Pierre-Vladimir, cardiologue et combattant de la malbouffe, et je ris jaune : ici aussi on veille au gras plus qu’à la santé du cœur et des vaisseaux.

Le lendemain, Alain me redépose devant la mairie de Coulombiers sous une pluie dense. J’y entre pour me préparer, et j’y rencontre Amandine, employée de mairie. Survivante, elle aussi : son compagnon s’est suicidé trois jours après une hospitalisation en psychiatrie. Elle raconte la phrase qui l’a broyée : « Il n’y avait pas de signe annonciateur. » Elle parle aussi de sa fille de six ans, du tabou, de l’inconfort, de la gêne, du détour des « autres » quand sa fille leur parle de son père suicidé… La mort est un tabou, et encore plus dans la bouche d’une enfant. La maire, Isabelle, nous rejoint. Elle m’offre un café et sa parole : sa mère est malade, en Ehpad, atteinte de Charcot-Marie-Tooth. Pas de kiné, pas de budget. Dans la Vienne, les aides sont moitié moindres que la moyenne nationale.

Le message de Thibaut Damy

Je repars, trempé mais nourri, vers Lusignan, où l’église m’offre son abri et ses bestiaires sculptés. À jeun jusqu’en milieu de journée, je me rends à l’Intermarché, puis j’avance jusqu’à Saint-Sauvant, terre de la fée Mélusine. Sur le chemin, je longe d’anciens petits carrés emmurés de cimetières familiaux protestants, interdits autrefois des cimetières paroissiaux par l’édit de Nantes. La mort a toujours tracé des frontières.

Le gîte du O’Poirion m’accueille : solidaire, chaleureux. Je mange un plat préparé par des jeunes en réinsertion et je fais la connaissance, dans la petite salle à manger, de Jean-Marc et Marie. Lui, opéré du cœur et de l’aorte à Marie Lannelongue, me parle avec admiration et reconnaissance de son chirurgien Julien Guihaire qui lui a sauvé la vie ; elle, de cette infirmière qui l’a prise dans ses bras, en réa, quand elle a craqué. L’humanité, toujours. C’est cette humanité qui marque tous les témoignages sur mon chemin. Les patients et les familles sont touchés par nos attentions, nos sentiments qui expriment notre humanité, ou parfois blessés par nos mots malencontreux, par cette distance qui peut rimer, dans leurs esprits, avec indifférence ou mépris.

Le jeudi, je m’enfonce dans les bois. La boue, l’eau, les ronces. Une chute, une entaille au front, et une future cicatrice, encore une. Je poursuis malgré tout, croisant ail des ours, muguet sauvage, et deux baudets du Poitou. À Melle, un gîte simple dans une maison ancienne m’attend, tenu par Jean-Jacques. Il est fatigué, chafouin, mais profondément humain. Huit stents, une dépression résistante, un cancer, une sédation profonde réalisée à sa mère sans qu’il ait été impliqué dans la décision. Mais il ouvre grand sa maison. Il me parle de cette blessure familiale profonde.

Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Pons
Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Pons
Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Pons
Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Pons

Le lendemain, il me donne médicaments, café, et un trajet en voiture jusqu’à Villefollet pour m’épargner 10 km sur les 35 prévus, car la rédaction du carnet de route m’a mis très en retard. Prendre soin de soi, accepter l’aide : un apprentissage. Sur la route vers Aulnay de Saintonge, je rencontre José, retraité espagnol, magnétiseur, que j’abordais rapidement, croyant qu’il faisait un malaise après avoir laissé tomber son débroussailleur. Après un temps de repos, le corps plaqué contre sa voiture, il parle de son don. Il invoque la lumière pour soulager les douleurs. Il parle de Dieu, de cercle lumineux, d’intuition. Pour lui, la médecine soigne le corps ; lui, l’esprit. Je le laisse parler longuement, puis je lui partage mon métier.

Teresa nous rejoint, pèlerine inarrêtable, partie de Paimpol, dormant sous une bâche quand elle ne trouve pas de gîte. La discussion reprend à trois, mais il faut repartir, la marche a une autre cinétique. Nous nous invitons chez José à dîner et constatons sa joie de rompre sa solitude. En pleine marche, le directeur de l’Ehpad de Vendôme, Thomas Guinamard, m’appelle : un patient est décédé. Sa veuve, suite à sa vision de nos vidéos tournées à l’Ehpad, a demandé à participer à la toilette mortuaire de son mari avec l’équipe soignante. Moment fort partagé ! Sur le faire-part de décès, elle a demandé une collecte pour financer du temps de psychologue pour les soignants et a mentionné l’adresse du site web www.lessurvivants.org pour expliquer sa démarche. Je suis bouleversé : ce chemin est juste.

Le soir, nous déambulons dans Aulnay de Saintonge pour trouver la maison reculée de José, une ancienne laiterie. Nous échangeons sur nos vies, tellement différentes. Un moment de fraternité suspendu dans le temps entre trois personnes que rien n’aurait dû faire se rencontrer.

Le lendemain, je repars sans oublier de faire un tour à la magnifique église romane typique du Saintonge avec ces trois portails d’Aulnay.

Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Saintes
Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Saintes

Le chemin est agréable, je traîne, je profite. Arrivée tardive à Courcelles, au gîte Santiago tenu par Marie-Jeanne, Suisse d’origine, cheveux blancs, yeux noirs pétillants d’intelligence, franc-parler et rire partageur. Elle nous offre un dîner somptueux, nous sommes sept à table, rejoints par Jean-Jacques, concocté avec les produits de son jardin… dont une poule qui peinait dans son travail… pas de pot pour elle, enfin si, mais au sens propre ! Claude, un pèlerin belge, ronfle comme un moteur de bombardier… perché au-dessus de lui sur un lit superposé, le lit vibre entre les pauses respiratoires. Cela me rappelle différentes scènes du film « la grande vadrouille ».

Le lendemain, je reste une partie de la matinée chez Marie-Jeanne, puis nous marchons ensemble vers Saint-Jean-d’Angély. Moment de confidence et de partage. Le gîte de Marie-Jeanne est dans la maison de naissance de Roland, son défunt mari. Elle a transformé leur foyer en halte pour pèlerins, c’était l’idée de Roland, pas la sienne. Elle me parle de Roland, de son rapatriement, de sa mort à la maison. Elle a dormi à ses côtés jusqu’au dernier souffle. Douze ans plus tard, son amour est intact. Les paroles du médecin de l’hôpital, qui a essayé de faire obstacle aux dernières volontés de Roland, sont toujours présentes : « Vous êtes inconsciente, il ne peut pas rentrer à la maison, il va mourir. » Projetait-il, sa propre peur de la mort ?

Le dimanche, je bifurque vers Saint-Hilaire-de-Villefranche. Je traverse des villages oubliés aux églises, vestiges d’un passé lointain. Arrivé à Saint-Hilaire, mon téléphone est à plat. Je n’ai pas l’adresse de mon prochain gîte. Vais-je finir par dormir dehors ? Pas âme qui vive ici. En déambulant, je croise un couple de nonagénaires qui montent dans leur voiture. Ils ne sont pas d’ici, aucune idée d’où est le gîte. Ils sortent d’un thé dansant organisé dans la salle des fêtes. Quelle chance ! Une salle, de l’électricité, je m’incruste dans la salle des fêtes. Le chanteur chante à tue-tête des chansons d’un autre temps, accompagné par un accordéon qui se déploie. Quelques octogénaires et nonagénaires se trémoussent au milieu de la piste, entourée de tables blanches où la plupart partagent la vie. Il fait bon se retrouver et de prendre du temps ensemble.

Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Pons

Portable rechargé, j’arrive enfin chez Marie-Hélène et François. Elle, puéricultrice devenue assistante sociale de la petite enfance malmenée, abusée ; lui, ancien ambulancier du SAMU de Saintes. Il a tout vu : l’accident de Mirambeau, 61 morts carbonisés, sept adolescentes décédées dans une R5 pour fêter leur baccalauréat, sa propre sortie de route dans l’ambulance et son coma de 15 jours, et tous ces souvenirs qui reviennent et qu’il ne peut pas partager avec Marie-Hélène, et profite que Marie-Hélène soit partie s’occuper du soufflé au fromage pour le faire en baissant le ton. Tous deux portent les cicatrices d’un monde traumatisé. Nous parlons peu des Survivants, mais leurs récits me nourrissent plus encore.

Le lundi matin, autour du café, Samuel et Luce, deux pèlerins rencontrés chez Marie-Jeanne, partagent leur deuil : la mère de Luce, accompagnée parfaitement en soins palliatifs ; son père, hospitalisé et mort quelques jours après, trop vite, sans que Luce n’ait eu le temps d’être informée ou de comprendre la mise en place de la sédation profonde. Avant de partir, Luce me répète une phrase de son père qui fait toujours écho dans sa tête : « Ce n’est pas fin, ce n’est pas comme cela la fin. » Elle se demande s’il avait lui-même compris.

Je reprends la route vers Saintes. À Fénoui, une lanterne des morts veille une église romane somptueuse dont le portail dévoile les signes du Zodiaque. Le temps y est suspendu. Une source gallo-romaine m’attire, comme un appel. L’eau surgit, intacte, d’un sanctuaire oublié. Elle murmure l’essentiel. La fraîcheur de la source appelle au ressourcement. Se ressourcer, c’est tellement important pour les soignants et souvent si rare dans les rythmes de nos vies.

À Saintes, nous nous retrouvons avec Hélène Benchimol, cardiologue, et son équipe sur le chemin pour une heure de marche dans cette belle ville romaine. Elle a organisé un point presse devant la porte des vivants de l’amphithéâtre romain.

Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Pons
Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Pons

Le lendemain, à Saintes, je participe à trois réunions. Soignants, internes, infirmières, tous parlent enfin de la mort. De son injustice. De ses silences. Une infirmière raconte avoir dû sortir d’une salle après qu’une patiente lui a annoncé sa fin. Elle culpabilise. Je lui dis que c’est humain. Dans l’amphithéâtre de l’IFSI, je donne une conférence. Les yeux brillent. Les cœurs s’ouvrent. Deux médecins viennent me remercier : l’une pleure encore un collègue disparu subitement, l’autre se reconnaît dans mes mots.

Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Pons
Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Pons
Le carnet de route de Thibaud Damy : de Poitiers à Pons

Je suis sur la bonne voie. Hélène et Daniel, son mari cardiologue tout juste retraité, non remplacé, m’accueillent avec chaleur et générosité.

Le mercredi, je quitte Saintes, déposé par Hélène après un enregistrement vidéo. Le GR suit la Charente, puis s’élève vers les collines à travers les champs de blé, les colzas dont les fleurs vives ont été remplacées par des graines, et les premières feuilles des vignes apparaissent avec leur vert pâle. À midi, je m’arrête dans un bourg où le temps semble avoir pris sa retraite. Devant l’église, un banc, un livre, un sandwich. Je repars, brûlé de soleil, rafraîchi par le vent. À 17 h, j’arrive à Pons. Son donjon veille. L’hôpital des pèlerins est devenu musée. Moi, je continue de marcher. Et d’écouter les soignants, les patients, les familles, ils ont tant à dire et à partager."

Un tabou à lever – Dr Hélène Benchimol GHT Charente Maritime Sud

 

 

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