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Le carnet de route de Thibaud Damy : de Tours à Poitiers
Publié le vendredi 25 avril 2025
Je quitte Sorigny en marchant vers Poitiers. Comme cela a été évoqué la veille, je repense aux soignants qui ne trouvent plus d'issue. Les suicides dans nos professions sont douloureusement nombreux et souvent cachés ou ignorés. Comment, collectivement, pouvons-nous mieux les prévenir ? La question me hante.
Conférence à Tours et Cris d'alerte des SURvivants - Thibaud Damy
Je m’arrête pour déjeuner à Sainte-Catherine-de-Fierbois, superbe village médiéval chargé d’histoire. Sainte Catherine serait la patronne des soldats. C’est ici que les troupes de Charles Martel sont passées et se sont recueillies en 732 avant la célèbre bataille. Jeanne d’Arc y est également passée quelques siècles après, et elle y aurait « trouvé » son épée, l’emplacement se trouve dans l’Eglise. Devant l’auberge qui porte son nom, une statue de bronze la représente, noble et droite. Puis je poursuis mon chemin jusqu’à Sainte-Maure-de-Touraine – Noyant, pour attraper le TER vers Poitiers, afin d’y revenir deux jours plus tard pour les réunions prévues. À la gare, tout est fermé, condamné par des panneaux en aggloméré. Une scène que je retrouverai souvent : des gares vidées de leur humanité, des services publics absents.
En 56 minutes (il me faudra plus de trois jours à pieds pour repasser à Poitiers !), j’arrive à Poitiers. Le Dr Barnabas Gellen m’accueille avec son épouse Adeline, infirmière de bloc. Dès notre arrivée, la conversation s’oriente sur l’objet de ma marche. Ici aussi, la mort des patients laisse des traces profondes. Adeline évoque la difficulté de certains prélèvements d’organes, surtout quand le donneur est jeune. L’impact est fort, mais peu exprimé au sein des équipes.
Le lendemain, j’interviens dans plusieurs établissements. Accompagné par Barnabas et le Dr Benoît Lequeux, nous commençons par une réunion à la polyclinique Elsan. Assis en cercle, sans support visuel, nous laissons la parole circuler. Une sage-femme partage combien les récentes morts fœtales l’ont bouleversée. Une médecin raconte la perte subite de son fils, survenue il y a peu. Elle exprime sa gratitude envers son équipe, qui l’a portée pour tenir debout. L’émotion est palpable, et la bienveillance collective, précieuse.
Je poursuis avec une réunion au CHU, dans le service de cardiologie. Le Pr Luc Christiaens et le Pr Claire Bouleti introduisent la session. La salle est comble. Je projette mon diaporama. Je sens l’émotion monter. Des regards rougissent, s’embuent. Claire intervient avec justesse, la psychologue du travail aussi. Beaucoup découvrent qu’une aide psychologique existe pour eux à l’hôpital comme dans beaucoup d’hôpitaux. La question reste : oseront-ils la contacter ?
Je poursuis la journée avec deux réunions avec les équipes de médecine puis après de gériatrie. Très marquées par la crise COVID, elles témoignent avec force. Les kinés évoquent les deuils répétés, les infirmières parlent des premiers soins, des dernières toilettes. Une cadre en poste souligne l’importance d’accompagner les jeunes soignants dans ces gestes de fin de vie, pour qu’ils ne deviennent pas traumatisants. Plusieurs voix me disent qu’on leur a appris à « laisser leurs émotions au vestiaire ». Cette injonction m’insupporte. Nous ne sommes pas des robots : nous avons choisi ce métier pour notre humanité, ressentir des émotions est donc tout à fait normal. Nous devons mieux comprendre nos émotions pour mieux les gérer, et pour pouvoir mieux accompagner celles des autres, notamment celles de nos patients, mais aussi celles de nos collègues. Nous ne pourrons avancer qu’ENSEMBLE, en équipe et en brisant ce tabou.
Le soir, je participe à une conférence au CHU, en présence de nombreux acteurs hospitaliers, mais aussi du Pr Pierre Corby et d’Alain Claeys. Je témoigne de ce que j’ai entendu, de ce que j’ai vu, de ce que j’ai vécu. Laurent Montaz parle de soins palliatifs. Alain Claeys, avec l’élégance d’un homme d’expérience, revient sur la genèse de la loi qui porte son nom. Il évoque un décès tragique vécu au CHU il y a quelques années, et le rôle du politique pour faire évoluer les choses.
Nos échanges se prolongent. La soirée se termine tard, autour d’un dîner chez Benoît. Un moment d’apaisement, d’écoute, d’humanité.
Le lendemain, après avoir recueilli de bon matin le témoignage de ces réunions de Barnabas, je repars en TER de bon matin à Sainte Maure de Touraine. Hors de question de perdre un kilomètre à pieds ! Une belle rencontre m’attend dès la gare : Hervé, dont l’épouse était cadre de santé, me parle avec émotion d’elle et de son combat pour une médecine humaine. Il me dit que cela lui aurait fait plaisir de me rencontrer. Je lui laisse un autocollant et une adresse mail.
Dr Barnabas Gellen, Clinique Elsan, Poitiers
Dr Benoît Lequeux, CHU de Poitiers
À Sainte-Maure-de-Touraine, je ne croise que des vaches, aucune trace des chèvres qui produisent le fromage éponyme. Le marché bat son plein, le café est vivant. Je dois prendre un peu de temps pour envoyer mon carnet de route… mais je n’ai aucun réseau. Je tente de me connecter, en vain. La communication prévue avec une journaliste du Monde est complexe faute de réseau. Finalement, je me réfugie dans un McDonald, un comble pour un cardiologue, en espérant trouver du Wifi. Nouvel échec. J’en ris. Peut-être que les chèvres ont emporté l’antenne de télécommunication sur les chemins.
Je repars, entre champs de blé, colza, fermes fortifiées. Je découvre un dolmen néolithique, témoin de l’importance des rites funéraires ancestraux, qui tendent à disparaître de nos jours, puis un menhir percé, en forme de cœur, coïncidence troublante. Ce symbole ancien, censé chasser les mauvais esprits, me réconforte étrangement. Je m’y arrête, je me repose. Puis je repars, plus léger. Serait-ce l’effet du menhir « cardiologique »?
En suivant les panneaux « Descartes », je pense au philosophe. Je découvre qu’il est né ici, à La Haye en Touraine, rebaptisée en son honneur. Son esprit scientifique a tant inspiré mes recherches sur l’amylose cardiaque. Je souris à ce clin d’œil. Je découvrirai plus tard à Châtellerault une maison où il vécut.
Le soir, je suis accueilli chez Thérèse et Claude, ancien maire de Dangé-Saint-Romain. Un très bon repas et un bon lit. Je suis fourbu et reconnaissant. La pluie reprend le lendemain. Elle traverse tout : mon sac, mes vêtements, mes chaussures. Je marche vers Châtellerault. Je passe une longue zone industrielle très active, puis j’atteins le centre-ville déserté par une grande partie de ses commerces.
À l’office de tourisme, on me confie les clés du gîte communal, dans l’hôtel de Sully. Un lieu magnifique. Je retrouve Huguette et Benoît, deux randonneurs rencontrés la veille. Ensemble, nous exploitons les radiateurs pour sécher nos affaires. Complicité improvisée de marcheurs trempés.
Le jour suivant, la pluie ne cesse pas. Je repars vers Dissay. Le chemin devient piscine. Il pleut plus de 30 mm en une journée… mes pieds nagent dans mes chaussures. À Dissay, le chauffage du gîte est en panne. Nous séchons nos affaires au sèche-cheveux. Le repas est fait de coquillettes à la sauce tomate, mais il nous réchauffe bien plus que tous les radiateurs absents. Huguette et Benoît, grands randonneurs, me donnent des conseils pour affronter la pluie. « Quoi qu’on porte, l’eau finit toujours par entrer », me dit Benoît. C’est sans doute vrai aussi dans nos vies de soignants. La mort, quoi qu’on fasse, finit par entrer. À nous de mieux l’accompagner, pour ne pas sombrer. Le lendemain, je continue ma route vers Poitiers en marchant sur la voie romaine entre Tours et l’Espagne.
Cette semaine de marche a été marquée par l’humidité, extérieure comme intérieure. Mais aussi par l’intensité des échanges, la sincérité des témoignages, la diversité des soignants rencontrés. Partout, la mort pèse. Elle blesse, fragilise, parfois détruit. Mais elle fédère aussi, crée des liens, ouvre la parole. À condition d’en créer les conditions.
C’est tout l’enjeu de ma traversée de la France à pied et de notre siteweb www.lessurvivants.org : faire émerger, dans les pas du silence, des mots de soin, de deuil, de vie et de recueillir des données par des enquêtes auprès des médecins et des paramédicaux.
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