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Le carnet de route de Thibaud Damy : de Bordeaux à Toulouse
Publié le mercredi 14 mai 2025
"C’est le mercredi 7 mai que je rejoins Toulouse en train au départ de Bordeaux. M’y attend Marc Villaceque, cardiologue libéral à Nîmes, ancien président du syndicat et du Collège national professionnel. Il m’offre un cadeau précieux : quatre jours complets de marche à mes côtés. Un temps volé à un agenda médical et familial surchargé, pour une cause que nous portons ensemble : l’impact de la mort sur les soignants.
Revel, où nous débarquons, offre un contraste singulier. Ville de briques et de panneaux d’histoire, elle accueille aussi un McDo et l’usine NutriSanté. Nous marchons dans ses rues, entre modernité et mémoire. Le gîte étant complet, nous atterrissons au camping municipal. Seuls dans un dortoir de 18 places, nous sommes reçus par Daniel et Martine. Cette dernière nous parle vite de Noémie, sa belle-fille, puéricultrice, bouleversée par la mort d’une jeune maman venue pour accoucher. La mort, au cœur même de la naissance : nous sommes directement plongés dans le sujet. Martine poursuit en évoquant sa propre mère, insuffisante cardiaque, mal prise en charge, puis enfin soignée grâce à un de nos amis tourangeaux, et qui bénéficie désormais de la mise sous télésurveillance. Elle raconte, indignée, les mots d’un médecin : « Tant qu’elle tient encore assise, c’est pas grave. » Nous risquons de nous étouffer en avalant notre dessert.
Le jeudi 8 mai, nous partons nous échauffer autour du lac de Saint-Ferréol, créé par Paul Riquet au XVIIe siècle, magnifique lieu où les eaux de la Montagne Noire se drainent pour alimenter le canal du Midi par un petit canal dénommé la « rigole ». Canal du Midi qui relie les deux mers : la Méditerranée et l’océan Atlantique. En descendant du lac de Saint-Ferréol, nous rencontrons Julien, un maçon passionné de randonnée, puis à Revel, dans une rue où se prépare l’arrivée d’une course et d’une marche locale, Maryse, qui s’apprête à marcher pendant 6 heures, une femme de 70 ans portant un tee-shirt de sport à l'effigie de Patrick, son mari décédé cinq mois plus tôt d'une maladie à corps de Lewy. Elle partage avec émotion sa colère face aux conditions de fin de vie de Patrick en Ehpad, déplorant le manque de soins.
Touchée par notre démarche, elle rejoint la Marche des Survivants en mémoire de Patrick, ancien marcheur lui-même, victime d’un grave accident avant sa maladie.
Nous retournons au camping et nous prenons nos sacs et allons acheter nos victuailles dans Revel. Nous rencontrons Fanou, la vendeuse de la supérette, une survivante. Elle a été greffée deux fois du rein et une fois du pancréas. Elle est diabétique depuis l’enfance, et elle lutte contre sa maladie sans jamais se laisser abattre. Elle pourrait être en invalidité, mais elle continue à tenir sa boutique, à travailler pour survivre.
Par la suite, nous longeons la rigole sur de nombreux kilomètres à l’ombre de ses platanes. Sur le chemin, nous rencontrons Stéphane, un pèlerin massif et apaisé, passé quinze fois sur les chemins de Saint-Jacques, et une fois au Japon pour Shikoku et ses 88 temples. Il marche lentement, parle peu, évoque sa mère qu’il a emmenée voir le Pape. Militaire, frère médecin, sœur pompier. Il repart comme il est venu.
Le vendredi 9 mai, nous croisons Olivier et Hélène, deux cyclistes. Lui, sportif, chef de projet. Elle, pharmacienne. Ils comprennent instantanément notre démarche. Olivier, par son expérience du management d’équipe : un rouage en souffrance fait souffrir l’ensemble. Il comprend que la mort ne peut être ni rentabilisée, ni traitée comme un incident technique. Elle, par un souvenir : un homme qui venait pour la première fois à la pharmacie, parce que sa femme était morte. Gêné, perdu. Elle a su voir, comprendre, se taire, accueillir. Ils n’étaient pas médecins, ni infirmiers. Mais eux aussi, soignants. Dans l’ombre, dans le quotidien. Ces gestes-là font partie du soin.
Samedi 10 mai. Le départ d’Avignonet, entre éoliennes, panneaux solaires et une boulangerie encore vivante : « O Pain Lauragais ». Hélène et Évelyne nous parlent. Hélène a perdu son petit-fils, 24 ans, d’un cancer. Depuis huit ans, le chagrin reste. Évelyne, sa « sœur de cœur », l’aide. Elle veut maintenant accompagner les familles endeuillées. Une reconversion du cœur. Nous nous prenons la main au-dessus du comptoir.
Plus loin, à l’église d’Avignonet, nous rencontrons Paulette. 91 ans, ancienne infirmière. Elle raconte sa vie, ses maris, son fils. Elle veille sur cette église comme on veille sur un souvenir. Elle nous raconte l’apparition de la statue, les cloches qui se sont mises à sonner le jour où le Pape a autorisé la réouverture. Elle veut une photo avec nous, pour la marche des Survivants. Elle aussi, en est une.
La nature, ce jour-là, est un poème : haies frémissantes, herbes folles, vent d’autan, ruisseaux lents, racines croisées. Puis, Jean-Luc et Odile surgissent. Couple de 75 ans, un chien noir et blanc, deux visages sereins. Ils comprennent tout. Jean-Luc dit : « La mort, ce n’est pas contre-nature. C’est la nature. C’est le temps. »
Odile ajoute : « On met du temps à le comprendre, surtout quand on prend sa retraite. » Ils nous parlent. Ils nous voient. Ils nous bousculent doucement. Eux aussi viendront peut-être à la conférence.
Le dernier jour, nous suivons le canal du Midi. C’est en poursuivant notre chemin à la recherche d’un banc pour s’asseoir que l’extraordinaire a surgi. Nous sommes tombés avec Marc, sur des mots. Pas ceux d’un livre, mais ceux d’enfants ; des mots gravés dans le métal d’un banc bleu, déposés là pour les passants qui s’y assoient. Des mots d’enfance, d’innocence, mais aussi d’une justesse désarmante.
Ils disaient tout ce pourquoi j’avais marché et tout ce que j’avais appris de mes rencontres, ce que je souhaitais résumer :
Vivre ensemble. Voir dans le monde ce qui est beau,
Inventer des rêves, Vibrer de bonheur, Réunir des personnes,
Être moi-même et entouré d’amis, Exposer mon bonheur,
Nager dans nos idées, Se reposer, s’asseoir, se rencontrer,
Être libre, Multiplier les instants de bonheur, Briller de bonnes idées,
Lire ou écrire un livre, Et que la vie continue ainsi...
Vivre dans le partage, Imaginer la vie des autres, Venir parler aux autres,
Rêver du monde, Être soi-même. Ensemble,
Nous dire que notre vie est fantastique,
Savoir parler aux autres, Écouter le vent, Mélanger les personnes,
Balayer la méchanceté en vous, La vie est belle, Et que ça continue ainsi...
Quand je suis sur ce banc, je me croirais sur un nuage plein d’amour, plein d’amis.
Ces enfants ont écrit, sans le savoir, un manifeste du soin, de la résilience et de l’espérance. Un appel à réenchanter le monde, même au milieu des drames. Ils ont mis en mots ce que tant de soignants ont parfois peur de dire : qu’on peut souffrir, mais vouloir encore aimer, transmettre, écouter… et rêver.
Le soir Marc est reparti. J’ai dormi chez Olivier Lairez mon compère de l’amylose. Le matin Elsa de France 5 est venu me chercher chez Olivier pour tourner un reportage pour France 5, le Magazine de la santé. Elsa a réservé un taxi et nous nous retrouvons en quelques minutes à l’écluse de Vic, lieu que j’ai choisi par hasard dans toutes les écluses rencontrées le long du canal, où le caméraman Christian nous attend avec sa propre voiture.
Nous tournons de multiples petites séquences le long du canal. Elsa m’interroge, puis me demande de filmer une scène où j’interagis avec un habitant pour capturer ce moment d’échange. C’est à ce moment que Marie-Laure, femme d’une soixantaine d’années, arrive en marchant vers nous. Après un bonjour cordial, nous échangeons, et le logo des Survivants sur mon thorax l’interpelle. Christian filme. Elsa regarde. Marie-Laure témoigne rapidement de sa colère contre les soignants qui, à multiples reprises dans sa vie, ont malmené ses proches. Elle nous parle de la nécessité de ré-humaniser la médecine. Je lui parle de mon périple. Marie-Laure s’adoucit. Elle salue l’initiative. Je la prends par la main. Elle note que mes mains sont froides et me les réchauffe, par empathie pour un soignant. Premier signe, probablement, de réparation. Christian et Elsa sont stupéfaits de cette rencontre. Nous tournons par la suite une séquence devant l’écluse où je dois être immobile. Mon esprit s’évapore dans l’eau qui coule dans l’écluse, où l’eau est à un niveau bas, et dans ses reflets ondulants, lumineux, sur les murs, alors que Christian et Elsa sont partis trouver un nouveau lieu pour filmer.
C’est alors qu’apparaît, sur la dalle près de l’écluse, Stéphane, grand quadragénaire aux cheveux noirs et courts, au visage fin, équipé d’un cabas où il a glissé son pique-nique. Il m’interpelle car il est à la recherche d’un banc pour déjeuner, devant rencontrer quelqu’un à cette écluse. Il est 11h. Je lui explique que j’ai marché la veille pendant des kilomètres le long du canal et qu’il n’y a pas de banc. Il voit alors le logo des Survivants autour de mon cou. Il s’arrête, perturbé. Je vois son visage se décomposer. Il me dit qu’il est passé en réanimation à Toulouse pendant de longs moments. Le reste est difficile à partager dans cet écrit, car l’intensité est forte et confuse à la fois, pour moi. Quand Christian et Elsa reviennent me chercher pour finaliser la prise de vue, nous nous soutenons l’un l’autre, pris par une émotion vive.
Nous échangeons rapidement nos coordonnées avec Stéphane et repartons pour finaliser le tournage à Rangueil. Je réalise, en le quittant, que les mots gravés sur ce banc bleu étaient probablement pour lui également. Je me promets de lui envoyer les mots retranscrits par Marc.
Nous filons avec Christian et Elsa à Rangueil. La réunion-débat a lieu en cardiologie. Je constate que mes propos interpellent, notamment les paramédicaux, et quelques médecins qui hochent la tête en signe de soutien et de remerciement pour briser ce tabou.
À la fin de la communication, Patricia, la cadre des soins intensifs, apporte son témoignage fort et beau : comment son parcours de vie personnel et l’accompagnement de son papa l’ont fait évoluer, car elle-même a pu voir l’importance de cette humanité. Elle témoigne également de sa psychothérapie, et comment l’EMDR — cette technique dont j’ai également bénéficié — lui a fait réaliser l’impact de toutes ses années de soin.
Après quelques enregistrements vidéos des soignants, nous partons rapidement à la conférence du soir, ouverte au grand public et animée par des philosophes, un médecin de soins palliatifs, Elsa la psychologue du service de cardiologie, et initiée par mon témoignage. Le temps presse et la faculté ferme, une nouvelle fois, prise par le temps d’un si vaste sujet."
Conclusion : 906 km à pied et 1 114 000 pas pour briser le tabou de l’impact de la mort sur les soignants
Au terme de 906 kilomètres à pied, de plus de 1 140 000 pas, traversant la France des hôpitaux et des soignants pour parler de l’impact de la mort sur les soignants et contribuer à briser ce tabou, j’ai rencontré de multiples soignants, patients et familles. Je tiens à les remercier vivement pour leurs témoignages, leurs partages.
Je souhaiterais remercier également tous ceux qui m’ont hébergé, nourri, tous ceux qui ont organisé ces réunions, ces conférences au sein de leurs hôpitaux, cliniques, EHPAD. Je tiens aussi à remercier la communauté cardiologique au sens large, incluant nos sociétés savantes. Je remercie ceux qui m’ont envoyé des messages de soutien que j’ai reçus par de multiples canaux.
Je souhaite également remercier l’AP-HP et l’UPEC pour leur confiance dans ce périple, et bien sûr Cardio-Online, qui m’a fait confiance pour publier ce carnet de route. Enfin, je tiens à remercier tous les soignants de notre service de cardiologie, mon équipe qui m’a soutenu et a travaillé en mon absence, et bien sûr aussi les patients et l’Association Française contre l’Amylose, qui m’ont tant apporté tout au long de ma vie et tous ceux qui ont marché avec moi. Je tiens à remercier vivement Clotilde qui m’a aidé dans toute la communication associée à ce projet. Sans elle, le périple aurait été très différent.
Le dernier jour, par hasard, avec Marc à la recherche d’un banc, nous sommes tombés sur ces mots d’enfants, des mots d’innocence d’une profonde justesse. Ils disaient tout ce pourquoi j’avais marché, tout ce que j’avais appris de mes rencontres, ce que Marc m’avait demandé de résumer de cette expérience de marche. Ces mots m’ont rappelé que la lumière existe : dans le lien, dans la parole, dans la simplicité d’un rêve partagé, et dans tous les mots de soutien que j’ai reçus tout au long du périple.
Ils parlent de ce que j’ai vu dans les regards croisés sur la route : le besoin de vibrer encore, de multiplier les instants de bonheur, d’être libre, et surtout, de ne pas être seul. Ces enfants ont écrit, sans le savoir, un manifeste du soin, de la résilience et de l’espérance. Un appel à ré-enchanter le monde, même au milieu des drames. Ils ont mis en mots ce que tant de soignants ont parfois peur de dire : qu’on peut souffrir, mais vouloir encore aimer, transmettre, écouter… et rêver.
Dans la France des soignants, des silences et des routes oubliées, j’ai croisé des visages, des douleurs, des résiliences. J’ai vu que la mort n’efface pas l’envie de prendre soin. Et j’ai compris que ce que tant de soignants vivent en silence peut, peu à peu, se dire.
Ce carnet de route n’est pas une clôture. C’est un passage.
Comme le banc. Comme la marche. Comme le soin. Alors, à toutes celles et ceux qui ont marché symboliquement avec moi, à tous ceux qui soignent, qui accompagnent, qui survivent ou qui portent la mémoire des morts, je veux citer à nouveau ces mots :
Vivre ensemble. Voir dans le monde ce qui est beau,
Inventer des rêves, Vibrer de bonheur, Réunir des personnes, (…)
Se reposer, s’asseoir, se rencontrer,
Être libre, Multiplier les instants de bonheur, Briller de bonnes idées,
Lire ou écrire un livre, La vie est belle, Et que la vie continue ainsi...
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