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Toxicité cardiaque des anthracyclines : faut-il prescrire une statine ?
Publié le mardi 31 octobre 2023
Dr Cautela Jennifer
AP-HM Hôpital Nord
Marseille
Aujourd’hui encore, les anthracyclines sont la pierre angulaire pour le traitement de nombreux cancers, avec plus d'un million de patients traités chaque année. Leur efficacité antitumorale est basée sur leur interaction sélective avec l'ADN cellulaire, engendrant des altérations structurelles et fonctionnelles, également à l’origine d’une potentielle toxicité cardiaque. Celle-ci est dose-dépendante, peut entrainer une cardiomyopathie toxique et de l'insuffisance cardiaque (IC). Les anthracyclines sont donc une classe thérapeutique essentielle mais à risque.
En 2022, les recommandations de la Société européenne de cardiologie suggèrent l'utilisation préventive d'IEC ou ARA2, de bêta-bloquants et de statines chez les patients à haut ou très haut risque de cardiotoxicité, avant le début d’un traitement par anthracyclines. Cependant, ces recommandations manquent encore de preuves scientifiques solides, avec une littérature scientifique discordantes, d'où leur classement en grade IIA. L'étude STOP-CA dirigée par le Pr Neilan était donc très attendue. Elle a été présentée lors de l'ACC 2023, avant sa publication en août 2023.
L'objectif de cette étude était d'examiner si l'atorvastatine, lors de son administration à des patients atteints de lymphome devant être traités par anthracyclines, était liée à une réduction du nombre de patients développant une dysfonction cardiaque.
Menée en double aveugle, dans 9 centres universitaires aux États-Unis et au Canada, de janvier 2017 à septembre 2021, avec un suivi final en octobre 2022, l'étude a randomisé des patients pour recevoir soit de l'atorvastatine à 40 mg/jour (n = 150), soit un placebo (n = 150) pendant 12 mois.
Le critère principal de jugement (CPJ)était la proportion de patients présentant une réduction de la FEVG > 10 % par rapport à la FEVG pré thérapeutique, atteignant une valeur finale inférieure à < 55 %, à 12 mois. Le critère secondaire de jugement (CSJ) était la proportion de participants présentant une réduction de la FEVG >5 % par rapport à la FEVG pré thérapeutique, avec une FEVG <55 % à 12 mois.
Parmi les 300 patients randomisés (âge moyen de 50 ans ; 47% de femmes), 286 (95 %) ont achevé l'essai. La dose cumulée médiane d’anthracycline était de 300 mg/m2 dans les 2 groupes. La FEVG à 12 mois a pu être documentée pour 95 % de la population randomisée, dont près de 80 % par IRM. L'adhésion au médicament de l'étude a été observée chez 91 % des participants. Dans l'ensemble de la cohorte, la FEVG moyenne pré-thérapeutique était de 63 % versus 58% en post thérapeutique.
Au terme des 12 mois de suivi, 46 (15 %) patients atteignaient le CPJ, soit une incidence de 9 % (13/150) dans le groupe atorvastatine et de 22 % (33/150) dans le groupe placebo (P = .002). Cela représentait un OR à 2,9 (1,4 – 6,4) en défaveur du groupe placebo.
Par rapport au placebo, l'atorvastatine a également réduit l'incidence du CSJ (13 % contre 29 % ; P =0.001). Treize cas d’IC ont été enregistrés (4 %) au cours des 24 mois de suivi, sans différence significative entre les 2 groupes (3 % avec l'atorvastatine, 6 % avec le placebo ; P = .26). Le nombre d'événements indésirables graves liés à l'étude était faible et similaire entre les groupes, en particulier pas de différence sur les effets hépatiques et musculaires.
En conclusion, parmi les patients atteints de lymphome traités par chimiothérapie à base d'anthracyclines, l'atorvastatine a permis de réduire l'incidence de la dysfonction cardiaque. Cette découverte pourrait soutenir l'utilisation de l'atorvastatine chez les patients atteints de lymphome présentant un risque élevé de développer une dysfonction cardiaque due à l'utilisation d'anthracyclines.
Comment interpréter cette étude ?
L’étude est donc positive. Mais on notera que la réduction absolue de la FEVG dans le groupe Atorvastatine était de -4,1 % et de -5,4 % dans le groupe placebo, soit une réduction absolue de la FEVG entre les 2 groupes de -1,3 %. Bien que significative (p = 0,029), cette réduction est modeste et on peut se questionner sur sa pertinence clinique. De plus, il n’existait aucune différence dans la survenue d’IC. Améliorer modestement une FEVG sans réduire le nombre de patients qui développent de l’IC est-il satisfaisant ?
Probablement, que ce résultat sur les évènements d’IC est aussi à relier à un manque de puissance, tant les évènements sont rares. Le Pr Neilan estimait à 3000 le nombre de sujets nécessaires pour démontrer une différence significative sur les évènements cliniques. Enfin, on sait que l’on suit en général les patients à haut risque de toxicité de façon plus rapprochée sur les 5 premières années, peut-être alors qu’un suivi à 2 ans était un peu court pour démonter cette différence ?
Cependant, une analyse en sous-groupes pré-spécifiés a permis d’objectiver certaines populations pour lesquelles le bénéfice de l’atorvastatine semblait plus marqué. À savoir : les femmes, les patients obèses (IMC > 30 kg/m2), les patients les plus âgés (âge > 52 ans) et ceux ayant reçu une dose d’anthracyclines > 250 mg/m2. Des études complémentaires seront donc intéressantes pour préciser la population cible idéale à qui proposer cette prévention médicamenteuse par statines.
En conclusion, les statines semblent prometteuses pour prévenir la cardiotoxicité liée aux anthracyclines, en raison de leur impact sur les GTPases, entrainant la diminution de la production de dérivés réactifs de l'oxygène, bien que les résultats des études antérieures varient. Les patients atteints de lymphomes, exposés à des doses plus élevées d'anthracyclines, sont particulièrement à risque, justifiant l'attention portée à cette population. Cette nouvelle étude suggère l’utilisation des statines en prévention de la cardiotoxicité aux anthracyclines chez ces patients, avec une positivité du CPJ, sans toutefois assurer une différence franchement cliniquement pertinente en fin de suivi.
L’adage à retenir est peut être celui qui est souvent donné en cardio-oncologie : un patient porteur d’un cancer est un patient à risque cardiovasculaire qu’il faut traiter comme (plus ?) qu’un autre. Donc s’il existe une indication aux statines par ailleurs, n’hésitez pas !
Référence
Retrouvez l'intégralité du dossier spécial : "Nouveautés en cardio-oncologie, un an après les recommandations ESC 2022"
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