Maladie thromboembolique veineuse et cancer : quelle prise en charge en 2023 ?

Pr Corinne Frère
Hôpital Pitié Salpétrière
Paris
La Maladie Thromboembolique Veineuse (MTEV), définie par la survenue d’une thrombose veineuse profonde (TVP), d’une embolie pulmonaire (EP), ou d’une thrombose veineuse sur cathéter central (TVCC), est une complication fréquente chez les patients atteints de cancer. Il s’agit de la deuxième cause de décès chez ces malades, et elle constitue un facteur de risque indépendant de mortalité toutes causes. Chez ces patients, le risque de MTEV varie en fonction du type de cancer, du stade du cancer, et des traitements antitumoraux administrés (chimiothérapie conventionnelle, hormonothérapie, anti-angiogéniques, immunothérapie…). Il persiste tout au long de l’évolution de la maladie, et même de nombreuses années après rémission.
Au cours des vingt dernières années, l’incidence de la MTEV a augmenté d’un facteur 3 chez les malades atteints de cancer, alors qu’elle est restée stable dans la population générale. Ceci s’explique par le vieillissement de la population, associé à un nombre croissant de cancers, l’amélioration de l’espérance de vie de ces malades, l’utilisation croissante de cathéters veineux centraux et de traitements anticancéreux thrombogènes, et la découverte fortuite de thromboses asymptomatiques sur les scanners de contrôle effectués dans le cadre du suivi du cancer.
Le traitement de la MTEV est particulièrement complexe chez ces patients qui présentent de nombreuses comorbidités. Le risque de récidive de MTEV sous traitement anticoagulant est multiplié par 3 par comparaison à la population générale, et la prévalence des complications hémorragiques est deux fois plus élevée.
HBPM ou AOD ?
Pendant longtemps, les héparines de bas poids moléculaire (HBPM), administrées à doses curatives, pour une durée de 3 à 6 mois, ont été le traitement de référence de la MTEV associée au cancer, sur la base des résultats d’essais randomisés contrôlés ayant démontré que, comparée au traitement conventionnel par HBPM avec relais précoce par antivitamines K (AVK), une monothérapie prolongée par HBPM réduisait significativement le risque de récidive de MTEV (d’environ 40 %), sans augmenter le risque d’accident hémorragique majeur.
En 2023, nous disposons des résultats de cinq essais randomisés contrôlés de large effectif, qui ont comparé l’efficacité et la sécurité des anticoagulants oraux directs (AOD) à celles des HBPM dans cette indication. Ces essais ont démontré que les AOD (apixaban, edoxaban, et rivaroxaban) étaient au moins aussi efficaces que les HBPM pour prévenir les récidives de MTEV, mais que leur utilisation était associée, dans certains cas, à un risque majoré d’hémorragie non majeure cliniquement pertinente, en particulier chez les patients atteints de cancers gastro-intestinaux et uro-génitaux.
Quelles recommandations en 2023 ?
Les dernières recommandations pour la prise en charge de la MTEV associée au cancer, dont celles de l’ESC et de l’ITAC, incluent désormais les AOD comme une option de première ligne. L’apixaban, l’edoxaban et le rivaroxaban peuvent être utilisés en l’absence de contre-indication (risque d’hémorragie digestive ou uro-génitale, risque d’interactions médicamenteuses, insuffisance rénale ou hépatique sévère ou thrombopénie sévère), avec un grade 1A. Les HBPM sont également recommandées avec un grade 1A, en l’absence de thrombopénie sévère et d’insuffisance rénale sévère. Chez les patients qui présentent une thrombopénie < 50000/µl, les HBPM peuvent être utilisées à demi-doses, après concertation multidisciplinaire (Grade 2B). Le choix entre HBPM et AOD dépend donc du profil du patient, du type de cancer, et des traitements concomitants.
La durée minimale du traitement doit être de 6 mois (Grade 1 A). Au-delà des 6 premiers mois, il est recommandé de poursuivre le traitement anticoagulant tant que le cancer est actif ou traité (grade 2A).
En cas de TVCC, les HBPM, les AOD ou les AVK peuvent être utilisés, et la durée du traitement doit être de 3 mois.
Recommandations de prise en charge de la MTEV selon les recommandations ESC 2022
Recommandations | Classe | Niveau |
L'apixaban, l'edoxaban ou le rivaroxaban sont recommandés pour le traitement de la MTEV symptomatique ou de découverte fortuite chez les patients atteints de cancer, en l’absence de contre-indication*. | I | A |
Les HBPM sont recommandées pour le traitement de la MTEV symptomatique ou de découverte fortuite chez les patients atteints de cancer ayant une numération plaquettaire > 50 000/mm3. | I | A |
Chez les patients ayant une numération plaquettaire comprise entre 25 000 et 50 000/mm3, les HBPM peuvent être utilisées à demi-doses, après concertation multidisciplinaire. | IIb | C |
Au-delà de 6 mois, il est suggéré de poursuivre le traitement anticoagulant chez certains patients ayant un cancer actif**, dont ceux avec maladie métastatique | IIa | A |
Thrombose veineuse sur cathéter central | ||
La durée du traitement anticoagulant doit être d’au moins 6 mois chez les patients avec thrombose veineuse sur cathéter central, et le traitement doit être poursuivi tant que le cathéter est en place | I | C |
*Risque élevé de saignement gastro-intestinal ou génito-urinaire, troubles de l’absorption gastro-intestinale, interactions médicamenteuses significatives, insuffisance rénale sévère (ClCr < 15 ml/min), insuffisance hépatique sévère (ASAT/ALAT > 2 × VN) ou thrombopénie < 50 000/mm3. Les patients atteints de tumeurs cérébrales primitives, de métastases cérébrales et de leucémie aiguë ont été exclus de l'essai princeps sur l'apixaban.
** Patients recevant un traitement antitumoral, patients chez qui un cancer a été diagnostiqué au cours des six derniers mois, et patients atteints d'une maladie progressive ou avancée.
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